Chidambaram, Temple du Nataraja, le Shiva dansant © photo Valerie Roger 

Parvati, Chidambaram© photo Valerie Roger

Frise de figures dansantes, Temple de Kanchipuram © photo Valerie Roger

Le philosophe et poète allemand Friedrich NIETZSCHE écrivait dans Ainsi parlait Zarathoustra, en 1883 :

« Voir voltiger ces petites âmes légères et folles, charmantes et mouvantes,  c’est ce qui pousse Zarathoustra aux larmes et aux chansons. Je ne pourrais croire qu’à un Dieu qui saurait danser. Et lorsque je vis mon démon, je le trouvai sérieux, grave, profond et solennel : c’était l’esprit de lourdeur, c’est par lui que tombent toutes choses. Ce n’est pas par la colère, mais par le rire que l’on tue. En avant, tuons l’esprit de lourdeur ! J’ai appris à marcher : depuis lors je me laisse courir. J’ai appris à voler : depuis lors je ne veux pas être poussé pour changer de place. Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois au-dessous de moi, maintenant un dieu danse en moi« , 

© photo Valerie Roger

Nietzsche (1844-1900) ne connut pas le grand sculpteur Rodin, son contemporain (1840-1917). Pourtant l’un comme l’autre croisèrent le destin du jeune poète Rainer Maria Rilke. Une communauté d’esprit reliait les hommes.  Dans leurs oeuvres, un même souffle, un même élan, firent d’eux les chantres d’un « Universel Dansant ». Ils s’y abreuvèrent entre autre en goûtant aux sons et images des civilisations orientales.

Le héros nietzschéen, Zarathoustra, opère au cours du long poème initiatique, le dépassement du dualisme moral, perçu autrefois comme une force. Libéré de l’erreur fondamentale, le héros , guidé par les animaux, connaît la transfiguration : « Ô Zarathoustra, dirent alors les animaux, pour ceux qui pensent comme nous, ce sont les choses elles-mêmes qui dansent : tout vient et se tend la main, et rit, et s’enfuit — et revient. Tout va, tout revient, la roue de l’existence tourne éternellement. Tout meurt, tout refleurit, le cycle de l’existence se poursuit éternellement. Tout se brise, tout s’assemble à nouveau ; éternellement se bâtit la même maison de l’être. Tout se sépare, tout se salue de nouveau ; l’anneau de l’existence se reste éternellement fidèle à lui-même« .

Comment ne pas penser à la figure du Nataraja,  maître de la destruction et de la création, au corps dansant inscrit à jamais dans la roue enflammée. Empreint des visions de l’Inde c’est dans sa dimension spirituelle et sacrée que Nietzsche aborde la danse.

Nataraja bronzes, Tanjore museum © photo Valerie Roger

Quant à Rodin, nous savons grâce à la conservation de ses biens personnels qu’il lut le Gai Savoir de Nietzsche (1882), dans la traduction française d’Henri Albert.  C’est à la fin de sa vie , entouré des antiques de sa collection, et alors qu’il terminait son ouvrage sur les Cathédrales de France, qu’il se consacra à l’étude de la sculpture indienne.

Vers 1911, il reçut de son ami l’archéologue russe, Victor Goloubeff, une série de photographies de bronzes du Shiva Nataraja, prises au musée de Madras.

L’archéologue demanda à Rodin d’écrire un texte sur ces oeuvres pour la revue Ars Asiatica dont il était le directeur. Les fragments poétiques laissés par Rodin furent publiés après sa mort, en 1921, dans le troisième numéro de la revue, sous le titre « La danse de Çiva ».

En voici des extraits :

 » Epanoui dans la vie, le fleuve de vie, l’air, le soleil, le sentiment de l’être est un débordement. C’est ainsi que nous apparaît l’art de l’Extrême-Orient… » (Rodin)

Nataraja, 11e siècle, Government Museum, Chennai

Rodin analysa les profils et visages des sculptures photographiées par Goloubeff en s’y plongeant avec délectation :« Cette bouche gonflée, saillante, abondante dans ses expressions sensuelles…La tendresse de la bouche et celle de l’ oeil sont d’accord. Ces lèvres comme un lac de plaisir que bordent les narines palpitantes si nobles. La bouche dans les humides délices ondule, sinueuse comme un serpent ; …


Les yeux qui n’ont qu’un coin pour se cacher sont dans des puretés de lignes et dans des tranquillités d’astres blottis. Le tranquille beau temps de ces yeux; le tranquille dessin ; la tranquille joie de ce calme. L’arrêt est le menton sur lequel convergent les courbes. L’expression se continue avec une terminaison qui se retourne dans une autre. Les mouvements de la bouche se perdent dans les joues…Les yeux fermés, c’est la douceur des temps écoulés. Ces yeux dessinés purement comme un émail précieux. Les yeux dans l’écrin des paupières ; l’arc des sourcils ; celui de la lèvre sinueuse. Bouche, antre aux plus douces pensées, mais volcan pour les fureurs. La matérialité de l’âme que l’on peut emprisonner dans ce bronze captive pour plusieurs siècles… », Auguste Rodin

Après s’être penché singulièrement sur l’art des maîtres du Moyen Age, comme en atteste son livre Les Cathédrales de France, le vieil homme de Meudon se tourna vers l’Asie.

Après 1910, ce fut l’une de ses dernières passion de collectionneur. Il possédait  «quinze sculptures bois et pierres de temples hindous» acquises auprès du marchand Léon Marseille à Paris. Ainsi que des  moulages de Bouddha, dont celui du Bouddha amitābha de Borobudur, qu’il avait exposé dans son jardin sur les hauteurs de la Seine, en faisant un lieu de méditation.

Cela valut au compositeur Ludwig Weber (1904) de comparer l’ermitage de Meudon à la retraite Nietzschéenne de Weimar. Et à Rilke d’écrire à sa femme, le 20 septembre 1905, tandis qu’il résidait comme secrétaire à Meudon : « En bas devant ma fenêtre, un chemin caillouteux gravit une petite colline. Là règne un Bouddha au fanatique silence qui, sous le ciel des jours et des nuits dispense toujours l’indicible mystère de son attitude« .

L’ intérêt de Rodin pour la danse devait trouver dans la figure du  Shiva Nataraja comme un aboutissement. Lui qui ne cessa d’explorer l’art de la danse dans ses formes à la fois occidentales et orientales.

Nombre de ses dessins et oeuvres sculptées naquirent de ses rencontres multiples, Isadora Duncan, Loïe Füller, Nijinski, l’acrobate Alda Moreno, et aussi les danseuses javanaises ou cambodgiennes, ou la danseuse japonaise Hanako.

Rodin, dessin de danseuse cambodgienne

Dans ses recherches incessantes autour de la danse, Rodin étudiait l’infinité des formes du mouvement, usant de moulages, abattis et assemblages.

Peu à peu il fera de l’Inachevé, en tant qu’ éternel recommencement, l’objet même de son oeuvre. L’énergie, les rythmes, sauts, trajectoires, envols, équilibres et déséquilibres, la grâce, la vitalité des corps en mouvement le fascinait.

« Comme le corps parle plus loin que l’esprit » écrivait t il.

Rodin, mouvement de danse © photo Valerie Roger

Moins connue est sa relation avec la danseuse indienne Dourga qui joua dans Lakmé à l’Opéra comique le 9 juillet 1916. On apprend par la correspondance qu’elle posa pour celui qu’elle considérait comme un maître.

Dourga, Temple du Nataraja, Chidambara© photo Valerie Roger

Nieztsche et Rodin semblent avoir cherché à rejoindre un ultime dépassement dans ce que les figures dansantes des temples hindous avaient de plus sacré.

Les influences de Rodin migrèrent des Bacchanales antiques aux Natarajas et aux Bouddhas, en passant par l’Art roman et l’art gothique.

Son désir du Mouvement ne quitta jamais celui de son corollaire, l’Immuable.

L’art hindou ancestral est objet de méditation, voie vers l’Absolu. Comme nos arts du moyen-âge,  il ne peut se résoudre à servir une « esthétique ».

Nietzsche et Rodin avaient conscience que le travail de l’artiste relève de la Bhakti (amour du divin), que l’art véritable est « reliance » et non séparation.