La série des photographies de Jacqueline Salmon ayant pour thème le périzonium (linge drapé autour des reins du Christ crucifié), fut exposée au musée Réattu, à Arles, en 2022. La galerie Dupont en a fait un accrochage à Paris, en juin 2023.
Les photographies sont tirées de scènes de la Passion, crucifixions, dépositions de croix, mises au tombeau…, allant du moyen âge au grand siècle. Les « morceaux » choisis par la photographe se concentrent sur le bas ventre du Christ, et sont parfois élargis quand l’artiste le jugea plastiquement nécessaire. Les oeuvres ainsi recadrées deviennent autres.
Ce qui frappe dans la proximité et la répétition des oeuvres réunies galerie Dupont est la sinuosité des corps du christ. Les ondulations serpentines donnant globalement l’impression de corps dansant plutôt que mourant.
L’intérêt du travail permit, outre le geste artistique, la confrontation d’oeuvres géographiquement éloignées. Le critique Jacques Henric a rappelé le recensement remarquable effectué par l’artiste dans les musées et le résultat sériel fut salué pour sa modernité.
Cette oeuvre photographique est l’occasion d’aborder les manières de représenter historiquement le sexe du Christ dans les scènes de la passion. Sexe caché par le périzonium, linge de pudeur, ou sexe donné implicitement à voir, du fait de sa transparence. Jeu avec l’envol du voile depuis Roger Van der Weyden, et avec les noeuds du drapé parfois surdimensionnés, ou autre façon de souligner les parties génitales à l’époque de la renaissance.
Plus étonnant pour nos esprits contemporains coupés de la tradition, certaines icônes de la crucifixion sur lesquelles la musculature proéminente du ventre du Christ est clairement apparenté à un sexe en érection, ou autres drapés maniéristes qui se lèvent tel une image érective.
Si Pietro Aretino (1492-1556), dans ses livres sur l’humanité de Jesus Christ, et dans un contexte de redécouverte des mondes païens greco romain, incitait à honorer comme l’Antiquité les images de virilité, sur des icônes plus anciennes d’époque byzantine, c’est le contexte des débats des premiers temps du christianisme, au sujet de la nature du Christ qui est à souligner.
En 451, lors du concile de Chalcédoine, monophysites et nestoriens furent définitivement qualifiés d’hérétiques par l’église romaine catholique. La croyance en « un seul et même Fils, Notre Seigneur Jésus-Christ, le même parfait en divinité et parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme » était affirmé. Il s’agissait d’assoir la croyance nouvelle en une incarnation du divin et de créer les images du nouveau Dieu incarné. Engendré, il devait rejoindre en son humanité l’homme créé à son image.
L’historien de l’art Leo Steinberg donna une analyse de cette iconographie dans son essai The Sexuality of Christ in Renaissance Art and in Modern Oblivion (Pantheon, 1983). C’est lui qui inventa le terme de « Ostentatio genitalium » pour désigner l’emphase artistique des parties génitales du Christ à la Renaissance. Pour lui, le Christ, Dieu incarné, sans péché rachetait l’image d’une sexualité liée au vice. Il écrit : “Delivered from sin and shame, Christ’s sexual member bespeaks that aboriginal innocence which in Adam was lost.” And the ostentatio genitalium tradition trades on a “erection-resurrection equation”.
Ce qui est traditionnellement donné à voir serait une porte vers le mystère de la chair crucifiée et revivifiée, tant dans les crucifixions, que les dépositions de croix ou les christs aux tombeaux, images d’un Dieu vivant et sauveur, ayant traversé la mort, et dont la passion signait la qualité d’époux rédempteur des âmes.
…Au delà de ces considérations dogmatiques, il nous semble que dans les représentations issues des premiers temps du christianisme, l’héritage de la conception d’une divinité suprême, autrefois conçue comme force vitale créatrice, opère également.
Si l’art paléolithique avait répandu l’image des déesses mères et des vulves comme source de vie, longtemps restées les représentations principales d’une divinité suprême, assez tôt un pendant masculin phallique vit le jour, venant compléter l’image divine.
L’Inde offrit en un geste ultime l’image du lingam, indissocié de sa part féminine la yoni
Si nous revenons à l’exemple des icônes de la Passion, dont le dessin des musculatures s’apparentent à des formes phalliques, c’est que leur vision nous évoqua justement clairement celle du lingam, sexe érigé dans le sanctuaire matriciel. Il faut savoir que dans l’ iconologie chrétienne, une forme d’éjaculation accompagnait parfois ces images, la plaie du Christ d’où jaillit le sang se trouvant juste au dessus de la forme ventrale. Ce qui était célébré au niveau dogmatique était la noce de l’Agneau, de l’Epoux mystique avec son Eglise.
Mais la question est de savoir si l’Inde a pu influencer par ses célébrations ces premières iconographies chrétiennes ?
Bien que les relations entre le monde hellénique et l’Inde aient existées depuis l’antiquité, la connaissance de l’Inde serait restée mythique durant le moyen âge en Occident. Les relations étaient essentiellement d’ordre marchand. Toutefois, il est à noter la présence d’une communauté chrétienne syro-malabare en Inde, dès le premier siècle après J.C. Un terreau d’échanges entre les deux cultures put y voir le jour. Le crucifix de Saint Damien (chapelle Saint Damien d’Assise) évoqué plus haut est d’ailleurs typiquement de style syro-byzantin. Or, nous savons que des moines syriens demeuraient en Ombrie lors de sa conception au 12e siècle.
Durant l’occupation portugaise en Inde (à partir du 15es.), tout désir de rapprochement avec l’hindouisme fut volontairement gommé. On se contenta de bien le différencier du christianisme, tout en n’en fournissant aucune étude approfondie. Les portugais imposèrent les rites romains aux communautés chrétiennes déjà implantées sur place et détruisirent des manuscrits syriaques. Il fallut attendre la description de la culture indienne par le Jésuite italien Roberto Nobili (1577-1656), ou les orientaliste anglais du XVIIIe siècle pour que soit diffusée plus largement la connaissance de l’hindouisme en Occident.
Plus concrètement, en deçà de ces liens entre civilisations et religions, un substrat commun archaïque nous semble pouvoir faire source commune.
Pour l’Inde, depuis la nuit des temps, dans le tantrisme, le sacré n’est pas séparé du profane et la sexualité imagée tente d’illustrer l’harmonie universelle, jusqu’aux célèbres scènes érotiques des temples de Khajuraho, ordonnées autour de Shiva, créateur fécond de l’Univers, symbolisé par le lingam. « Tout jusqu’au moindre brin d’herbe est Cakti, Seigneur qui danse avec le monde » écrit Philip Rawson in L’Art du tantrisme, 1952
Pour rappel, le tantrisme est une manière de penser et d’être, véhiculée dès le VIe siècle avant JC, dans les Veda, puis les Upanishads. Il s’est répandu au moyen âge dans toute l’Asie et les textes sacrés les plus anciens de l’hindouisme comme du bouddhisme ont intégré les images de ces croyances et pratiques ancestrales. Si le tantrisme ne fut connu officiellement de l’Occident qu’au XIXe siècle (publication des tantras par Sir John Woodroffe), des symboliques sacrées représentant la polarité d’un Univers sexué existaient aussi en Occident avant l’avènement du christianisme.
L’Inde tantrique adore explicitement dans sa pûjâ (pratique rituelle) un principe masculin inscrit au coeur de la féminité, féminité emplie de la semence cachée en son sein. L’image matricielle prend pour le culte la forme d’objets rituels (dont le coco de mer)…L’oeuf cosmique, le lingam auto-engendré, est lui représenté par des pierres naturelles ovales, ou autres yantras (ou icônes).
En Inde et en Asie les yantras ont représenté symboliquement le champ énergétique de la çakti, la puissance suprême, par des diagrammes.
Le bindu, leur point central, semence de l’Etre, s’étend par extension en mâle et femelle. Il engendre le triangle trinitaire de la yoni génératrice de l’expansion de l’Univers. Il s’agit de la mise en image du processus dynamique vital.
La divinité première, Une, et bisexuée en Inde (où elle peut apparaître sous la forme d’un couple, ou d’un être bisexué partagé en son corps) nécessite une division pour qu’il puisse y avoir acte d’amour, danse, création.
Dans les Upanishads la divinité se divise en sujet et objet et la danse entre le moi et le cela (aham et idam), mâle et femelle, tend vers une l’union nouvelle.
On pense à la course des amants du Cantique des Cantiques et aux épousailles spirituelles du christianisme. L’épouse spirituelle, est le miroir dans lequel se reflète le principe mâle de l’Etre.
Quant au corps humain il est un autre reflet de la cakti. Illustré en Inde par le corps subtil, il est à l’image du Corps cosmique, traversé des prânas.
Le prâna ou Souffle n’est pas du tout étranger au monde biblique : Nèphèsh en hébreu, psyché, pneuma, anima, spiritus dans le monde greco latin. Dieu dans la genèse introduit en l’homme le souffle de vie et l’Esprit Saint, troisième personne de la Trinité, est lui même Souffle. La genèse est d’ailleurs conçue comme une permanence d’accomplissement du monde.
Pour le tantrika, le point subtil situé au sommet du crâne, lieu de la rencontre de la transcendance, concentre l’énergie pour la reverser tel une semence de béatitude. Le soufisme connait des symboliques similaires tel celui de la tour intérieure. Quant aux Christs phalliques ils feraient également partie des images symboliques d’énergie créatrice et féconde irradiante.
Dans certains yantras la structure imagée propose un carré percé de portes, avec en son centre le lieu de concentration des énergies originelles (correspondant au Om des tantras, ou au temenos youngien…). Les devatas habitées de la même énergie divine rayonnante se trouvent placés aux points cardinaux ou sur les bords du yantra, comme les saints ou évangélistes le sont dans les images chrétiennes, entourant le Christ centré, Christ Roi, Pantocratore, situé au coeur de la mandorle.
Les correspondances visuelles ont atteint au moment des civilisations un même degré d’élévation de lecture. La spécificité des images chrétiennes étant celle de l’humanation de Dieu, le verbe divin fait homme qui en l’image christique témoigne d’une assomption de la chair vers une procréation spirituelle.
Jean Claude Schmitt et Jerôme Baschet, dans « La sexualité du Christ », 1991, ont montré que le Christ phallique est le plus souvent soit le Christ enfant, et ce pour assoir son humanité ou, le Christ cosmique des scènes de la Passion. Dans sa vie d’adulte il est plutôt montré comme asexué et maternel, la sexualité de l’homme Dieu se démarquant ainsi de la sexualité humaine.
Si le christianisme put masculiniser les figures de Dieu le père et du fils, les trois personnes de la Trinité offrent des formes en perpétuelle évolution, multiplicité des âges, Christs enfants, Christs androgynes, Christs au symbole phallique, iconographie allant d’une abstraction iconique à une extrême figuration…Dans les trois religions monothéistes le Dieu est au delà des genres.
En hébreu, le terme rahamim (utérus) est utilisé pour dire sa grande miséricorde. La complétude féminine toujours présente se retrouve dans les symboles chrétiens des mandorles, auréoles sacrées, fruits, ouvertures, lieux de passage et d’enfantement, à l’image de la plaie du Christ, dont on a dit que le sang pouvait rappeler celui des menstrues. L’iconographie du Christ montrant ses plaies remonte elle à l’époque romane. La souvenance des images vulvaires archaïque fait écho, reliant les mondes préhistoriques à celui des premières civilisations.
Toutes offrent à leur manière une richesse iconographique mêlant dans leur conception divine les polarités bisexuées du monde. Un monde dans lequel le féminin et le masculin s’ordonnent à la création cosmique.