Léon Mychkine: Bonjour Valérie Roger, vous êtes historienne de l’art
Valérie Roger: Oui de formation universitaire en art moderne et contemporain. Puis, j’ai effectivement beaucoup travaillé sur l’œuvre du sculpteur Jean-Antoine Houdon, entre autre pour la Maison Wildenstein, pendant une dizaine d’années ; après être rentrée dans cette Maison pour travailler sur Rodin. Je suis depuis chercheur indépendant et expert de l’artiste.
LM: Rappelez-nous s’il vous plaît ce qu’est la Maison Wildenstein ?
VR: Une dynastie de marchands ; j’y suis rentrée du temps de Daniel Wildenstein, qui était de la troisième génération. Ils avaient développé une activité de Catalogues raisonnés, avec des Bureaux, par artiste, pour lesquels oeuvraient des chercheurs, pendant des années, voire des vies entières
LM: Ah oui!
VR: Oui !, vous aviez le Bureau Monet, depuis toujours ; le Bureau Gauguin, le Bureau Odilon Redon, les bureaux Zurbaran, David etc…. au fil du temps je suis quant à moi devenue « Bureau sculpture » !, incluant la gestion des archives Rodin. Puis Daniel Wildenstein m’avait confié le Catalogue Raisonné du sculpteur Houdon, auquel j’ai consacré tant d’années, de voyages d’études… jusqu’à son entière écriture. La publication était programmée l’année même où malheureusement Daniel W. est décédé. Nous en étions aux index. Tout est là. Très peu d’oeuvres authentiques ont depuis bougé sur le marché…
LM: Et donc, nous sommes entrés en contact, et je vous l’ai dit, j’adore la Diane Chasseresse de Houdon, au Louvre, et en faisant des recherches, j’ai découvert qu’on avait colmaté son sexe, pour l’exposer, et j’ai trouvé cela tout à fait scandaleux, parce que, par exemple, au Louvre, les pénis et les bourses, ce n’est pas ce qui manque, et je me dis que ce n’est pas juste, et qu’il y a quelque chose de misogyne dans cette histoire aussi, parce que de quel droit avoir saccagé une statue pareille ? Ça devait être, sûrement à l’époque, en raison de ce qu’on appelle les “bonnes mœurs”.
VR: Oui, c’est très intéressant que vous vous soyez interrogé sur ce point en particulier. Ce que je peux en dire, c’est que c’était typiquement une époque où ce genre de transformation et de mutilation avaient lieu. On est en pleine apogée du néo-classicisme. Le règne de la Raison, de la Vertu, vient s’opposer à l’époque Rococo, au libertinage et Folies du premier dix-huitième siècle. J’ai pu par exemple assisté à la redécouverte d’une somptueuse poitrine sur un buste de la fameuse tragédienne, La Raucourt. Ce buste de Houdon est apparu intacte dans toute sa nudité après que la restauration ait retiré une forme de soutien-gorge, un drapé de marbre rajouté au XIXe siècle ! Cela n’avait plus rien à voir. L’œuvre avait été totalement dénaturée. Les deux seins retrouvés sont venus magnifiquement terminer l’ampleur de la gorge déployée, dans la blancheur éclatante du marbre.
En même temps, c’est le règne du Retour à l’antique et des anticomanes, avec comme chef de file Winckelmann qui diffuse une vision idéalisée de l’Art et du Nu. Cette nouvelle esthétique va être véhiculée par les Directeurs des Bâtiments du Roi et autres commanditaires de l’époque, et dans le choix des œuvres pour les Salons (ces expositions organisées au Louvre tous les deux ans). Et donc cette vision d’une Antiquité idéale vient s’opposer à ce qu’ils considéraient comme trivial, et à toute forme de réalisme, dont celle de la représentation du corps humain.
Or c’est juste à ce moment que Houdon a eu l’audace de créer ce nu [i.e. Diane Chasseresse] au sexe réaliste, parce que quasiment personne n’avait donné un sexe féminin de la sorte avant lui (Le grand marbre de la Diane conservé à la Fondation Gulbenkian de Lisbonne en est le témoin). Il faudra attendre Courbet, ou la Maja desnuda [1790] de Goya avant lui, si vous voulez ; mais le pubis, dans l’art, soit était géométrisé, dans les époques archaïques, puis idéalisé dans l’Antiquité, et ensuite il était soit voilé soit caché. Houdon affirme là son appétence pour la vie ; et son goût pour l’anatomie.
LM: Et donc, au départ, Houdon désire exposer sa statue au Louvre ? Comment cela se passe ?
VR: Au départ il réalise un plâtre pour le duc de Saxe Gotha qui devait être exposé au Salon de 1777, seulement il est resté dans l’atelier de Houdon. Le Comte d’Angiviller, Directeur des Bâtiments du Roi, retire l’œuvre de l’exposition du Salon. Il sera présenté dans l’atelier de Houdon. Donc bien avant la mutilation de la statue, on sent bien qu’il y a quelque chose qui gêne. Le bronze est fondu plus tard, dans les fonderies du Roi, au quartier du Roule. Le premier bronze (1782) répond à une commande du riche banquier huguenot Girardot de Marigny, pour orner ses jardins à Paris. L’Apollon y rejoindra la Diane. Ce premier bronze est aujourd’hui au musée d’Huntington, aux États-Unis. Houdon va faire un deuxième bronze en 1790, celui qui est au Louvre, qu’il fondra dans ses propres ateliers, …(parce qu’il va être chassé des Ateliers de la ville en 1787 lorsque son bail se termine). En 1787, il va donc construire ses propres fourneaux, et c’est là qu’il fondra la Diane du Louvre, qui est fondue à la cire perdue, en cinq morceaux. Une prouesse technique, en dehors d’être une œuvre splendide.
LM: Donc cette seconde Diane a été fondue pour le Louvre ?
VR: Non non, elle est restée dans l’atelier de Houdon, jusqu’à sa mort ; et c’est après sa mort qu’elle est entrée au Louvre.
LM: Et une fois au Louvre elle est exposée telle ou mutilée tout de suite ?
VR: c’est dès le moment de l’acquisition que l’administration décida de boucher la vulve.
LM: C’est incroyable quand même.
VR: Oui, on est en 1829, après la mort de Houdon. C’est l’époque de la Restauration. La pudibonderie du XIXe, et comme je vous le disais les idées des anticomanes dominent : Apothéose de Canova et des visions de Winckelmann…
Il est vrai que Houdon lui-même avec sa Diane en bronze est un produit du néo-classicisme ; il en a gardé la pureté de la ligne, une forme de sobriété, mais par contre il a toujours été du côté d’une vérité du rendu de la vie, en tant que portraitiste choisissant le naturel, et avec un goût très prononcé pour la vérité anatomique. Il était très intéressé par l’anatomie. Classique, Houdon est aussi l’héritier des modèles maniériste de Fontainebleau et d’Anet, comme en atteste l’allongement de la forme.
Ce qui est d’autant plus étonnant ici, c’est que normalement les Diane nues sont les Dianes au bain, et les Diane chasseresses sont plutôt vêtues ou drapées. Il faut rappeler que Diane dans la mythologie est une déesse, chaste de surcroit, ce qui accentua d’autant plus la critique. Déesse chaste tout autant que farouche !
LM: C’est audacieux.
VR: Oui, de l’audace. Et, je vous le redis, combien lui importait à la fois la recherche dans la fabrication du bronze, et le fait de se confronter au nu, à l’Anatomie.
Je vais vous lire ce qu’il écrivait dans son Mémoire à Bachelier en 1794 (Citation): « je puis dire que je ne me suis livré véritablement qu’à deux études qui ont rempli ma vie entière, auxquelles j’ai consacré tout ce que j’ai gagné, et que j’aurais rendues plus utiles à ma patrie si j’eusse été secondé et si j’eusse eu de la fortune ; l’anatomie et la fonte des statues. »
Toutefois, il dit cela à l’instant T, car auparavant, il excella aussi dans le rendu des plâtres, des terres cuites et des marbres. Il faut savoir qu’il n’a réalisé que très peu de statues mythologiques ou allégoriques. A par la Diane et l’Apollon, nous connaissons ses œuvres de la période romaine, la Vestale, puis une Cérès, l’Eté et l’Hiver (connue sous le nom de la Frileuse), une Baigneuse et c’est à peu près tout.
Il est essentiellement portraitiste. Avec dans ses portraits ce même goût pour le naturel, en quête d’une vérité anatomique et psychologique. Diderot en fut l’un des premiers témoin et modèle.
Vous remarquerez sur le bronze de la Diane qu’au lieu de l’aspect lissé des sculptures de Canova par exemple, Houdon a voulu travailler la ciselure par des petites hachures, comme pour donner de la vie à l’ensemble. Les aspérités, créées par les hachures, permettent d’accrocher la lumière, … c’est très vivant.
Comme l’est le bronze de l’“Écorché” de Houdon, à l’École des Beaux-Arts. Je vais vous faire une confidence. Mon rêve serait de voir trôner le bronze de l’Écorché en face de la Diane du Louvre et ainsi serait réunis ce que Houdon lui-même considérait comme l’aboutissement de son art. Le bronze et l’anatomie. Ces deux œuvres d’une audace et d’une élégance inouïe, deux chefs d’œuvres de sculpture ! oui plutôt que l’Apollon, l’Écorché deviendrait son pendant (pour plein de raisons) et nous pourrions en parler longtemps encore…